Trajectoires et revendications féminines dans le règlement des différends conjugaux autour de deux études de cas en milieu mossi (Burkina Faso)

Type Journal Article - Autrepart
Title Trajectoires et revendications féminines dans le règlement des différends conjugaux autour de deux études de cas en milieu mossi (Burkina Faso)
Author(s)
Issue 2
Publication (Day/Month/Year) 2012
Page numbers 99-115
URL http://www.cairn.info/revue-autrepart-2012-2-page-99.htm
Abstract
Les trajectoires de deux femmes en situation de conflit conjugal qui sont venues chercher de l’aide auprès des services de l’État, au Burkina Faso, seront le point de départ d’une analyse des stratégies que certaines femmes déploient afin de faire valoir leurs propres choix de vie, dans le cadre de marges de manœuvre contraignantes. Aborder la question des conflits conjugaux incite à revenir sur différentes approches au travers desquelles les relations familiales sont analysées en sciences sociales. Elles l’ont d’abord été, dans le cadre du paradigme structuro-fonctionnaliste, en privilégiant les structures et les règles plutôt que le vécu ou la pratique [Bledsoe, 1980 ; Griffiths, 1997 ; Vinel, 2005]. Dans ces approches, les règles de la parenté définissent les statuts et les rôles des individus, et leurs comportements en sont des conséquences relativement directes. Cette perspective, qui pose les règles organisant l’interaction sociale comme des invariants, appréhende la famille en fonction de son rôle intégrateur dans la structure sociale plus large, et analyse les conflits comme des dysfonctionnements que les normes sociales ont précisément pour but de réduire ou du moins de contrôler [Comaroff, Roberts, 1981]. Cette approche des relations et des conflits familiaux a par la suite fait l’objet d’une double critique. La première tient au fait que, d’une façon générale, le lien entre la règle et les conduites sociales s’avère complexe et problématique [Bledsoe, 1980]. Comaroff et Roberts, par exemple, ont montré dans leur étude des conflits familiaux au Botswana, que les résultats des procédures de règlement de ces conflits ne se déduisent jamais a priori, à partir de l’énoncé des normes, mais en fonction de la manière dont les individus les mobilisent [1981]. Ni déterminantes, ni même forcément totalement cohérentes entre elles, les structures de la parenté, de l’alliance, et les règles de comportement qui en découlent constituent un répertoire normatif, un idiome dans lequel les individus puisent en fonction de la situation dans laquelle ils se trouvent, afin de maintenir ou de transformer leurs relations sociales [Comaroff, Roberts, 1981 ; Bledsoe, 1980 ; Collier, 1974]. Vue sous cet angle, la famille se présente davantage comme un lieu de pouvoir où s’affirme la nature complexe et fluide des relations entre les hommes et les femmes, et entre les générations [Sow, 2004]. La deuxième critique faite aux analyses structuro-fonctionnalistes de la famille en Afrique est que, dans ces sociétés décrites comme majoritairement patriarcales et gérontocratiques, où la domination des aînés sur les cadets passe par le contrôle des moyens de production, des savoirs rituels, et de la circulation des femmes [Gruénais, 1985], ces dernières tendent à être présentées comme de simples objets des stratégies des hommes, et comme des victimes passives de la domination masculine. De nombreuses recherches nuancent, voire contredisent, la représentation d’Africaines soumises de façon unilatérale aux règles du patriarcat, et documentent leur agencéité?[2][2] Agencéité est la traduction du concept d’agency c’est-à-dire..., leur capacité à agir, même dans des contextes particulièrement coercitifs [Cornwall, 2005 ; Hodgson, McCurdy, 2001]. Capables de fuir les mariages qui leur sont imposés [Lallemand, 1977 ; Bonnet, 1988 ; Attané, 2007] ou de manipuler l’attribution de la paternité de leurs enfants en fonction de leurs propres objectifs [Bledsoe, 1980], les femmes n’adhèrent aux normes sociales relatives aux relations de genre que dans la mesure où elles bénéficient d’une certaine marge de manœuvre, si étroite soit-elle, pour élaborer des stratégies de contournement, de contestation, ou de redéfinition de ces normes [Kandiyoti, 1988 ; Kabeer, 1999]. En outre, la notion de patriarcat est trop monolithique pour rendre compte des différentes modalités de la domination masculine et des formes de résistance que les femmes peuvent y opposer. Ces formes sont fortement influencées, d’après Kandiyoti, par un contrat fluide qui lie les hommes et les femmes, et qui est propre à chaque société et à chaque groupe social au sein de celle-ci [1998]. Ce contrat, que l’auteure nomme patriarcal bargain, résulte d’un équilibre durable, mais pas immuable, entre le degré d’autonomie des femmes, et la protection ou la prise en charge dont elles bénéficient de la part des hommes [op. cit.].
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Comment interpréter les stratégies féminines de résolution des différends conjugaux, dans le contexte d’une société burkinabè fortement hiérarchisée autour des dimensions de genre et de génération, mais également théâtre de transformations profondes des pratiques matrimoniales et de recomposition des conjugalités ? L’idée d’autonomisation, comprise comme un renforcement de la capacité à faire des choix, par opposition à un lien de dépendance et de soumission, me sera utile pour explorer les itinéraires conjugaux de deux femmes, et leurs tentatives pour modifier les rapports de pouvoir entre elles et leurs époux afin de décider de leur avenir. Le choix de fonder l’analyse sur deux itinéraires singuliers, restitués dans leur intégralité, correspond à un souci de rendre compte des décisions de ces deux femmes, et de montrer l’enchâssement de leurs stratégies dans différents registres de pratiques et de représentations où la reconnaissance sociale joue un rôle central. Cette étude privilégie, en outre, le point de vue des actrices sur celui de leurs maris ou des fonctionnaires de l’État, afin de mettre en évidence la dimension réflexive de leurs itinéraires. Alors qu’il s’avère difficile d’évaluer les résultats des interventions menées par les services de l’État en termes d’autonomisation effective pour les femmes, les points de vue de ces dernières sont en revanche révélateurs des représentations qu’elles se font de la justice et des limites dans lesquelles elles conçoivent leur soumission à l’autorité de leurs maris.
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Après avoir brièvement exposé le contexte de recueil de ces itinéraires conjugaux, je les relaterai tels que ces deux femmes me les ont racontés. Nous verrons, au fil de l’analyse qui suivra, que ces trajectoires sont marquées par une tension entre dépendance ­ vis-à-vis de leurs maris mais aussi vis-à-vis de leurs groupes d’appartenance respectifs ­ et quête d’autonomie. Cette tension sous-tend à la fois la genèse des conflits qui les opposent à leurs maris et les tentatives d’apaisement dont ils font l’objet, à la jonction entre recours familiaux et communautaires, et nouvelles opportunités d’action procurées par l’existence des services sociaux. Si ces femmes mobilisent toutes deux ces services pour modifier les rapports de pouvoir qui existent entre elles et leurs époux, nous verrons en revanche que les solutions qu’elles envisagent à leurs problèmes sont différentes.

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